Raisonnement médical, les 7 pièges cognitifs

Anne Dodge est une femme d'une trentaine d'années dont l'épaisseur du dossier rebute les médecins les plus enthousiastes. Tout a commencé lorsqu'elle avait vingt ans par la sensation, après chaque repas, qu'une main lui tordait l'estomac. La douleur et les nausées étaient alors si intenses qu'elle en vomissait parfois. Devant l'inefficacité du traitement anti-acide, son médecin l'adressa à un psychiatre qui posa le diagnostic d'anorexie nerveuse avec boulimie! Anne fut au fil des années suivie par des psychiatres, des psychologues, et consulta des endocrinologues, des nutritionnistes, des hématologues, ou encore des infectiologues. Elle essaya successivement quatre antidépresseurs différents et s'astreignit à des séances hebdomadaires de thérapie… sans autre succès qu'une lente perte de poids (jusqu'à ne plus peser que 41 kg), l'apparition d'une ostéoporose, et le développement d'un syndrome du côlon irritable attribué au stress lorsque lui fut infligé un régime à 3 000 calories par jour. Finalement, lorsqu'un énième consultant posa enfin le bon diagnostic, Anne Grove avait passé quinze ans sous la mauvaise étiquette diagnostique. Mais Jerome Groopman ne s'intéresse pas aux erreurs médicales dans le but de crucifier les médecins. Il sait trop bien qu'un diagnostic est toujours plus facile a posteriori qu'a priori. Pour deux raisons : le biais de présentation du cas (On « nettoie » en quelque sorte le cas que l'on rapporte pour en garder les éléments permettant le diagnostic) et le fait que l'interlocuteur se doute qu'il s'agit là d'un cas atypique. Malheureusement pour les médecins, un patient ne se présente pas avec une étiquette indiquant s'il s'agit d'un cas banal ou inhabituel. Jerome Groopman cherche plutôt à faire le chemin inverse, partant de l'erreur (de diagnostic, de prise en charge, de traitement…) puis remontant chronologiquement à la recherche de la bifurcation où les médecins ont pris une mauvaise direction. Après une trentaine d'années d'expérience clinique et d'enseignement aux étudiants en médecine, il a interrogé ses confrères et des experts en science cognitive sur la façon dont les médecins raisonnent. Il en arrive ainsi à identifier un certain nombre de pièges tendus au raisonnement médical. Voici les 7 principaux.

  1. Le piège de l'incrédulité systématique

    Certes, il pourrait sembler un peu naïf de penser que l'aphorisme de William Osler (« Si vous écoutez votre patient, il vous donne le diagnostic ») s'applique en toutes circonstances. Mais il ne faudrait pas non plus tomber dans l'excès inverse et affirmer comme le héros de la série américaine Dr House (interniste brillant mais quasi sociopathe) que « Tous les patients mentent ». Dans le cas d'Anne Dodge, le dernier gastro-entérologue consulté par la patiente se dit, à un moment de la consultation : « Elle soutient qu'elle ingère chaque jour 3 000 calories. Dois-je la croire ? Et si je le fais, dans ce cas pourquoi perd-t-elle du poids ? ». Presque le pari de Descartes ! En tous cas, le choix de donner au patient le bénéfice du doute. Un pari qui le conduit à envisager le diagnostic de maladie coeliaque qui sera confirmé par la suite. Mais, cela conduit aussi à se détacher des « étiquettes » déjà collées sur le patient. Bien sûr, comme pour la plupart des pièges cognitifs relevés par Groopman et que nous allons détailler, il faut bien reconnaître que le conseil peut parfois être complètement retourné avec bonheur (du risque de toujours croire son patient). Mais n'est-ce pas justement ce qui fait l'efficacité redoutable de ces pièges cognitifs?

  2. Le piège du raccourci diagnostique

    Il est naturellement tentant de rester fidèle aux étiquettes posées sur un patient par soi-même ou par d'autres. Pas question de les remettre en cause à tout bout de champ. C'est un luxe d'hospitalier que de reprendre tout à zéro pour un patient ! La réalité de la pratique médicale n'autorise que rarement une telle tabula rasa. Contraint d'agir en un temps record, le généraliste est bien obligé d'accorder une certaine confiance aux diagnostics passés. Le Dr Pat Croskerry, un urgentiste d'Halifax (Etats-Unis) qui a commencé sa carrière comme psychologue estime que « les raccourcis représentent la réponse des médecins à l'incertitude et aux décisions à prendre en situation ». Pour Croskerry, ils sont même « le principal outil de travail en médecine clinique, où l'on doit combiner raisonnement et action ». Le problème est que ces raccourcis de la pratique ne sont pas enseignés sur les bancs de la Fac de médecine ni même clairement perçus par ceux qui les prennent. Ils ont pourtant un inconvénient majeur (à côté de leur utilité), « les bons raccourcis doivent être pris à une température émotionnelle optimale ! »

  3. Le piège des erreurs affectives

    Il fait se méfier des patients que l'on aime bien… et de ceux que l'on n'aime pas. Qui n'a pas un jour repoussé la prescription d'un acte, d'un traitement ou d'un examen complémentaire désagréable destiné à un patient sympathique ? Soit que l'on craigne (inconsciemment) un diagnostic grave, soit que l'on rechigne (inconsciemment encore) à lui imposer ce moment pénible ? Onco-hématologue, Groopman a, bien sûr, en tête ces situations où l'on hésite, par exemple, à amputer la jambe d'un jeune homme passionné de jogging dont l'ostéosarcome « semble » bien répondre à la chimiothérapie mais il évoque aussi le cas d'un patient apprécié de son médecin (le même que celui qui avait fait le diagnostic correct d'Anne Dodge après quinze ans d'errance) à qui cette affection faillit coûter la vie. Le patient, actif octogénaire, se plaignait de mal digérer et d'avoir des brûlures d'estomac depuis plusieurs semaines.Traité dans un premier temps par des anti-acides, avec un succès modéré, Joe Stern, c'est son nom, finit par revenir en consultation après quatre mois de tâtonnement thérapeutique, pâle et épuisé. Cette fois, l'anémie est confirmée par une simple prise de sang et la fibro-scopie oeso-gastro-duodénale programmée dans l'élan. Le cancer est alors évident. Pour le médecin, il ne fait aucun doute que ses sentiments pour le patient ont obscurci son jugement. Mais c'est aussi le cas devant un patient qui nous est pénible.

  4. Le piège du dossier classé

    Non, décidemment, cet ancien capitaine au long cours n'est pas sympathique au Dr Donald Redelmeier (université de Toronto). Dès son admission, le septuagénaire fatigué, mal rasé, vêtements fripés et à l'hygiène approximative a expliqué qu'il aimait boire son verre de rhum quotidien. Sans surprise, il présente un oedème des membres inférieurs et une ascite accompagnée d'une hépatomégalie (un foie dur et des nodules, note l'interne). Par chance pour le marin, Redelmeier profite d'une leçon à ses étudiants pour leur demander d'envisager d'autres diagnostics que celui de cirrhose alcoolique. Les idées fusent, comme dans un épisode de Dr House, et Redelmeier les invitent à proposer des examens pour des étiologies inhabituelles telles qu'un déficit en alpha 1 antitrypsine ou une maladie de Wilson ! À la surprise de tout le monde, y compris Redelmeier lui-même, le vieux capitaine a bien une maladie de Wilson. On découvrira par la suite en interrogeant sa fille qu'effectivement le traditionnel verre de rhum quotidien n'est pas suivi du reste de la bouteille. Qui l'aurait parié ? Le but de Groopman, là encore, n'est pas de collectionner les histoires de chasse, mais de nous inviter à une démarche simple, facile et potentiellement fertile : envisager un diagnostic différentiel (ou une attitude thérapeutique différente) après notre premier mouvement, sans se laisser éblouir par lui. Car les zèbres existent en médecine.

  5. Le piège de l'obsession des zèbres

    Un aphorisme américain dit que « lorsque vous entendez des bruits de sabot, il faut penser à un cheval avant de penser à un zèbre ». J'ai pourtant rencontré un zèbre lors d'un remplacement. Mon zèbre était un adolescent amené par ses grands-parents pour une simple épistaxis mais qui allait se révéler inaugurale d'une insuffisance rénale terminale (« Mon raisonnement s'était arrêté à la découverte d'une hypertension, mais l'hôpital où je l'adressais en urgence remonta la chaîne jusqu'à sa cause ») ! Mathématicien et essayiste, Nassim Nicholas Taleb, est l'auteur d'un ouvrage intitulé Le cygne noir (Penguin Books, 2007) et consacré à « l'impact du hautement improbable ». Un titre choisi parce que le vieux monde était persuadé que tous les cygnes étaient blancs jusqu'à ce que l'on découvre l'Australie (et des cygnes noirs). La démonstration de Taleb vise surtout à nous montrer « la sévère limitation de l'apprentissage par l'expérience et la fragilité de nos connaissances ». Il faudrait donc se préparer psychologiquement à l'improbable… tout en gardant à l'esprit cet autre aphorisme : « Si ça a l'air d'un canard, marche comme un canard et fait coin-coin comme un canard, eh bien vous savez quoi ? C'est un canard ». Une solution proposée par Groopman est de noter à la manière du Dr House la liste des symptômes et de s'interroger sur ceux qui n'entrent pas dans le tableau typique.

  6. Le piège de l'intuition clinique

    Notre esprit fonctionne largement à partir de notre expérience clinique. Cela nous permet de reconnaître presque instantanément un tableau clinique qui ressemble à ceux que l'on connaît déjà et à envisager un diagnostic sans avoir besoin de passer par les branches des algorythmes cliniques tels qu'ils sont enseignés à la fac. Heureusement d'ailleurs car, comme le souligne Groopman, « Les arbres diagnostiques montrent vite leurs limites lorsqu'un médecin doit penser en dehors des cadres habituels, lorsque les symptômes sont vagues, multiples ou confus, ou quand les résultats des examens se révèlent erronés ». On se trompe rarement par manque de connaissance médicale. Une étude menée sur 100 diagnostics incorrects ne retrouvait que 4 cas dans lesquels l'erreur était due à un défaut de connaissance!

  7. Le piège de la décision à chaud

    Le jeune interne qu'était Groopman il y a une trentaine d'années se souvient encore de son premier jour de résident dans l'un des plus prestigieux hôpitaux des Etats-Unis (le Massachusetts General Hospital). Et pour cause, il passa à côté ce jour là d'un diagnostic potentiellement fatal, pourtant facile (insuffisance cardiaque aiguë sur une insuffisance aortique). C'est sous ses yeux que le sympathique Afro-américain de 66 ans, atteint d'une HTA difficile à contrôler et hospitalisé depuis deux jours pour douleur thoracique, se mit soudain en détresse respiratoire ! « Que se passait-il alors que les ECG et examens biologiques n'avaient jusqu'alors rien montré d'anormal ? » Tout soldat ayant connu son baptême du feu mesure l'écart qui peut exister entre la théorie, l'entraînement et la pratique. Tout médecin ayant été confronté pour la première fois à une urgence vitale dans laquelle il est celui qui doit prendre une décision sait à quels points les neurones peuvent être « englués » à ce moment précis. Pour m'être demandé un jour « Que faire ? » face à un patient BPCO sous C-PAP (assistance respiratoire continue par pression positive) recevant déjà un débit de 2 l/mn, je me souviens très bien du sentiment d'impuissance ressenti cet après-midi là. Heureusement, le patient fut sauvé par l'arrivé du FFI du service qui fit monter sans hésiter le débit à 10 l/mn. Mon cerveau, formaté à ne pas dépasser le débit de 2 l/mn, étant donné la BPCO, refusait catégoriquement de même envisager une seconde le geste salvateur ! « Moi qui avais toujours un A comme étudiant, je me donnais un F (la plus mauvaise note) ce jour-là », conclut Groopman. Je n'aurais pas dit mieux.


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